Chaque année, le mois d’octobre est associé à l’histoire des femmes. Elles sont nombreuses, provenant du Haut-Richelieu, à avoir laissé leur trace dans l’histoire québécoise. Après vous avoir présenté Joséphine Marchand-Dandurand et Henriette Feller, figures marquantes de la politique, du féminisme et de la religion, laissons place cette année au domaine de la santé en la personne de Charlotte Tassé.
Née à Henryville le 2 mai 1893, Charlotte Tassé vient d’une famille aisée, dont plusieurs membres se sont consacrés à la médecine. Elle suit leurs traces et entre à l’école d’infirmières de l’hôpital Notre-Dame en 1914. Elle en gradue trois ans plus tard et décide d’aller se spécialiser durant six mois au Bellevue Hospital, à New York.
Charlotte Tassé à l’âge de 25 ans, 1918
Photographes : Dupras et Colas
BAnQ, Centre d’archives de Montréal
Fonds Charlotte Tassé
P307,S3,SS1,D7,P48
Lorsqu’elle revient au pays, la vie est marquée par le retour des soldats du front. La Première Guerre mondiale vient de se terminer, une première guerre « moderne », avec des conséquences psychologiques jamais vues auparavant. Les troubles nerveux et les névroses sont en hausse. C’est ainsi que le docteur Albert Prévost ouvre une clinique privée pour soigner ce type de troubles en juillet 1919, à Cartierville, à Montréal. Il demande l’assistance de la garde-malade Charlotte Tassé, qui le seconde dès septembre. Albert Prévost est alors très connu dans le domaine. Il a été titulaire de la première chaire de neurologie de l’Université Laval à Montréal. Il devient neurologue et médecin légiste. Il a, entre autres, témoigné au procès de la belle-mère d’Aurore Gagnon, dite Aurore l’enfant-martyre.
Peu de temps après son arrivée à la clinique du docteur Prévost, Charlotte Tassé inaugure une école de garde-malades au sein de l’institut. Cette école, en fonction jusqu’en 1947, forme une cinquantaine de garde-malades. Le cours est même reconnu par l’Université de Montréal dès 1934. Charlotte Tassé se passionne d’ailleurs pour la transmission des connaissances. C’est dans cet objectif qu’elle fonde, avec sa sœur Rachel, la revue La garde-malade canadienne-française, en 1928. Il s’agit d’une publication laïque, nationaliste et visant le développement professionnel des garde-malades de la province. Cette revue, qui devient en 1957 Les cahiers du nursing canadien, puis Les cahiers du nursing en 1963, devient la publication officielle de l’Association des garde-malades et infirmières auxiliaires de la province de Québec.
La place de garde Tassé au sein de la clinique se modifie en 1926, alors que le docteur Prévost décède subitement dans un accident de voiture. Charlotte Tassé dirige désormais l’établissement, renommé sanatorium Albert-Prévost. Devant la crise économique qui se profile, elle entame les démarches, avec son bras droit Bernadette Lépine, pour racheter l’institution. Le projet aboutit finalement en 1945 et elles en font une corporation à but non lucratif, pour pouvoir y recevoir les malades de l’assistance publique. Charlotte Tassé prend la tête du conseil d’administration, composé uniquement de femmes laïques, une première au Québec dans le domaine de la santé.
Charlotte Tassé, présidente du conseil d’administration du Sanatorium Prévost, vers 1947
Photographe non identifié
BAnQ, Centre d’archives de Montréal
Fonds Charlotte Tassé
P307,S3,SS1,D5,P41
Un nouveau type de soignantes
Au même moment, au Québec, on assiste à la technicisation de la médecine. Une pénurie de main-d’œuvre se profile. Certaines initiatives voient le jour, dont la création d’un cours de courte durée pour créer des auxiliaires nursing, mais l’étendue de leurs responsabilités est insuffisante pour pallier le manque dans les hôpitaux. C’est alors que Charlotte Tassé met en place un tout nouveau type de soignantes. Elle lance, le 4 septembre 1950, une école de garde-malades auxiliaires. Elle se base sur le modèle américain des practical nurses, où le dévouement, l’obéissance et le sens des responsabilités est très important. Elle veut ainsi étendre le champ d’action des garde-malades en assistant les infirmières. Le slogan de cette nouvelle classe de soignantes est « S’oublier pour soulager ». La formation est de 171 heures, tant théorique que technique, avec un stage de 6 mois dans un hôpital général. La première cohorte est composée d’une vingtaine d’étudiantes.
Sanatorium Prévost, devenu l’Institut Albert-Prévost, boulevard Gouin à Montréal (classe d’infirmières), 14 février 1956
Studio O. Allard enregistrée
BAnQ, Centre d’archives de Montréal
Fonds Studio O. Allard photographes incorporée
P244,S1,D4034,P3
En décembre 1951, devant la réussite du programme, le Comité des Hôpitaux du Québec crée un sous-comité des écoles de garde-malades auxiliaires, qu’il confie à Tassé. Elle a pour mandat d’implanter de ces écoles partout au Québec. Dès 1952, elle préside la Commission des garde-malades auxiliaires. Dans ce rôle, elle s’occupe de la surveillance des nouvelles institutions d’enseignement, de même que l’uniformisation des pratiques et des critères d’admission. En parallèle, elle met en place un cours de perfectionnement en nursing psychiatrique à l’Institut Albert-Prévost, renommé ainsi en 1955. Toute cette implication et ce dévouement lui valent, en 1955, le grand prix annuel décerné par l’Association d’hygiène mentale du Canada.
L’école-pilote de garde-malades auxiliaires de l’Institut Albert-Prévost ferme ses portes en 1967, alors que 42 autres écoles du même type sont en place dans la province. En 20 ans, ce sont plus de 5800 garde-malades auxiliaires qui ont gradué de ce programme.
Sanatorium Prévost (vue aérienne), vers 1956
Studio O. Allard enregistrée
BAnQ, Centre d’archives de Montréal
Fonds Studio O. Allard photographes incorporée
P244,S1,D4108.1
Fin de carrière
Au tournant des années 1960, par contre, la situation change drastiquement à l’Institut Albert-Prévost. Les difficultés financières persistent et un vent de renouveau souffle sur le Québec, en pleine Révolution tranquille. Un nouveau psychiatre fait son entrée dans l’établissement, avec des objectifs révolutionnaires. Camille Laurin (1922-1999), futur politicien et père de la loi 101, souhaite apporter des changements au fonctionnement de l’institution. Il y a quelques accrochages avec Charlotte Tassé, directrice de l’établissement depuis une quarantaine d’années. Devant les troubles internes, le gouvernement s’en mêle et met en place la Commission Régnier pour enquêter sur l’ingérence des garde-malades et de l’administration dans le traitement des patients. Lorsque la commission commence ses travaux, en 1963, Charlotte Tassé et Bernadette Lépine quittent leurs fonctions de surintendante (directrice) et assistante surintendante (directrice adjointe). Elles conservent néanmoins leur place, à vie, dans le conseil d’administration. Pendant l’enquête, les deux femmes sont confinées à leur chambre. On leur interdit l’accès à leur bureau et au reste des bâtiments. Bernadette Lépine décède au début de l’année 1964, sans voir la fin des procédures.
La Commission Régnier rend son rapport le 4 juin 1964. Suivant ses recommandations, le gouvernement donne les pleins pouvoirs en matière de soins aux psychiatres. Dans une époque où la médecine est un domaine masculin, de même que la politique, on ne peut être surpris par ce résultat. Charlotte Tassé, qui a contribué à fonder l’institut, qui s’y dévoue depuis plus de quarante ans, plus d’une fois honorée pour ses accomplissements et ses réalisations, garde-malade auxiliaire aguerrie, se voit pénaliser pour la pratique de son métier qui, selon la commission, dépasse son rôle d’auxiliaire. Voici un extrait du rapport :
« À la lumière de ce qui précède, notre Commission d’enquête en est arrivée à l’opinion que tout le conflit de l’Institut Albert Prévost, monté en épingle par une publicité sans doute inspirée, où les psychiatres ont joué un rôle malheureux, à l’administration s’est cantonnée dans un mutisme regrettable, a pour origine un conflit de personnalités entre le Docteur C. Laurin, entreprenant et audacieux et Garde C. Tassé, femme digne, mais avancée en âge, jalouse de son autorité, inquiète de l’ascendant que le Dr. Camille Laurin exerçait sur le corps médical et de la puissance qu’il détenait par l’octroi de bourses généreusement distribuées, à même la caisse dont il tenait les cordons. »
Rapport de la Commission d’enquête sur l’administration de l’Institut Albert Prévost quant à son personnel médical et hospitalier, p. 73.
Après ce conflit, très marquant au regard des revendications actuelles pour plus d’autonomie par les infirmiers au Québec, Charlotte Tassé se détache peu à peu de son rôle au sein de l’institut, n’assistant que très rarement aux réunions du conseil d’administration. Sa santé déclinant, elle doit souvent être hospitalisée. Elle décède à 81 ans, en 1974, à l’Hôtel-Dieu de Montréal et est enterrée dans le tombeau familiale, à Henryville. L’Institut Albert-Prévost, de son côté, traverse d’autres crises de gestion et est finalement affilié à l’hôpital du Sacré-Cœur en 1973. Il devient l’Hôpital en santé mentale Albert-Prévost dans les années 1990.
On reconnait aujourd’hui Charlotte Tassé comme la fondatrice du métier d’infirmière auxiliaire au Québec. Depuis 1989, l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec remet, chaque deux ans, le prix d’excellence Charlotte-Tassé à la personne s’étant le plus dévouée et impliquée pour l’avancement de la profession. Également, un centre de formation professionnel situé à Longueuil porte son nom. Depuis 2010, le quartier d’Anjou, à Montréal, possède une rue nommée Charlotte-Tassé.
Sachons nous rappeler de Charlotte Tassé, une femme s’étant battue pour la professionnalisation des soins infirmiers, et qui a su prouver par son parcours que les femmes ont leur place dans le domaine de la santé, peu importe leur échelon.